CHAPITRE VII

L’existence de Karel avait maintenant pris son rythme de croisière. Sage pensionnaire du Laboratoire pendant la journée, s’évadant à la nuit tombée pour rejoindre l’amoureuse Frann. L’accès au Centre d’isolement ne présentait plus aucun problème ; en explorant discrètement un hangar près de la plage, le Terrien y avait découvert un rouleau de solide cordelette qu’il s’était empressé de dérober. Il pouvait donc franchir le mur d’enceinte en un point désert situé hors de vue de la conciergerie et de la route et n’était plus obligé de contraindre le veilleur de nuit à manquer à tous ses devoirs. Les longues heures passées dans le petit bungalow étaient une source d’enchantement toujours renouvelé. Non seulement par l’indicible ivresse de leurs étreintes mais plus encore peut-être par cette transcendante fusion de leurs psychismes comme de leurs sensualités. La syntonisation était telle que, à chaque instant, à chaque geste, à chaque caresse, tout ce que ressentait l’un était en même temps ressenti par l’autre ; sans cesser d’être lui-même, Karel devenait Frann et c’était elle qui était lui.

— Quand j’étais seule, murmura pensivement la jeune fille, je n’étais que moi. Maintenant, je suis toi aussi… Quand tu me prends, c’est moi qui suis en toi et je râle de plaisir sous ma propre étreinte. Doit-on dire : « je suis deux » ou, « nous sommes un » ?

— L’hermaphrodite…

— J’avais déjà trouvé ce mot dans ta pensée. Karel/Frann, l’unique être bisexué vivant dans un univers dont le sexe est proscrit !

Toutefois cette extraordinaire communauté sensuelle n’était pas le seul lien qui unissait les jeunes gens. Elle n’était en réalité que la résultante de l’épanouissement de leurs facultés suprapsychiques. Entre eux, la communication télépathique avait rapidement atteint le point où elle n’exigeait plus le moindre effort de concentration ; la dépense d’énergie nerveuse était devenue infinitésimale. La transmission de l’image avait fait les mêmes progrès que celle de la pensée ; non seulement ils pouvaient se parler à distance mais aussi se voir ; lorsque Karel regagnait son appartement, la séparation n’était plus que physique. Il pouvait continuer à regarder Frann et à l’entendre chaque fois qu’il le désirait, sauf naturellement lorsqu’elle dormait et même alors il sentait sa vivante présence. Elle se glissait presque dans ses rêves. Étrangement d’ailleurs, il avait conscience que, pendant la journée, elle prenait du repos pour deux car, de son côté, une brève sieste lui suffisait amplement ; jamais il ne s’était senti en pareille forme. Le repos de là jeune fille entretenait leur double vitalité. Deux en un, mais aussi un pour deux, telle aurait pu être la devise d’un couple psi.

Mais à nouveau se reposait la question : pourquoi eux seuls et nul autre avait-il pu franchir le seuil de la supranormalité ? En ce qui le concernait, le Terrien avait admis l’hypothèse que le super-C développait en lui des possibilités latentes, mais Frann, elle, n’avait pas changé d’univers. Elle était née et avait toujours vécu sur Origa : le choc du brusque passage d’un cosmos à un autre ne pouvait être évoqué dans son cas. La maîtrise de la dynamique métapsychique était totalement inexistante chez ses compatriotes. Ils étaient même incapables de l’imaginer. Car, enfin, si leur subconscient eût été le moins du monde perméable, Karel aurait pu, sinon lire leurs pensées comme il lisait celles de la jeune fille, mais avoir ne fût-ce que la perception de leurs attitudes mentales. Or, pour ne citer qu’un exemple, l’esprit de Nâo demeurait hermétiquement fermé pour lui. Il ne pouvait enregistrer que les réactions externes, non l’idéation.

Chez elle, comme tous ceux qui l’avaient approchée, le transcepteur psi était absent, ou bien tellement atrophié, tellement enkysté quelque part dans les racines de l’hypothalamus que cela revenait au même. La réceptivité aux influx volitifs paraissait sans doute présente chez les Origiens, témoin le déclenchement du sommeil hypnotique chez le veilleur de nuit du Centre, mais ce genre de phénomène était d’un ordre tout différent : une simple libération provoquée de l’endomorphine dans les neurones. En définitive, il devenait de plus en plus évident que si le biotope, toujours le super-C, avait pareillement facilité l’apparition et le développement des pouvoirs psi chez Frann et Karel et seulement chez eux, c’était parce qu’ils étaient différents des Origiens et la première expression de cette différence était la sexualité. Les deux facteurs seraient donc liés ? En d’autres termes, était-il nécessaire d’être vraiment « normal » pour pouvoir accéder au surhumain ?

 

Si dans le cours de ses analyses de la civilisation origienne, Karel tendait à prendre pour base de référence Nâo, ce n’était pas uniquement parce qu’elle constituait l’échantillon le plus typique de tous ceux dont il partageait la vie diurne. C’était aussi et peut-être surtout parce qu’il éprouvait pour elle une attirance qui n’avait pas grand-chose à voir avec la simple curiosité scientifique. Avec ses larges prunelles de panthère et sa chevelure fauve, la pureté des traits de son visage d’or rouge aux pommettes tendrement bombées et aux lèvres chaudes et pleines, elle était mieux que belle ; il émanait d’elle une inconsciente puissance de séduction.

Le Terrien ne cherchait pas à la comparer à Frann, le parallèle était impossible. Du reste, la jeune fille avait souvent l’occasion de « voir » Nâo au travers des yeux de son amant et elle affirmait avec une candide sincérité qu’elle aussi la trouvait désirable.

— Dommage qu’elle ne puisse comprendre ce qu’elle est en réalité… Au travers de toi elle m’attire de toute son instinctive féminité. N’est-ce pas étrange ?

— Tu aimerais l’aimer ?

— A condition que tu l’aimes, bien sûr ! Puisque toi et moi ne sommes qu’un… Mais en ce moment je la sens désorientée, en proie à un obscur bouleversement. Elle a peur d’elle-même… Prends garde, mon Karel ! Ses réactions peuvent être dangereuses !

En tant que femme, Frann pouvait mieux que lui ressentir les états d’âme de Nâo ; il s’efforçait néanmoins d’analyser le comportement de la jeune femme. Il ne se passait plus de jours sans qu’il ne la rencontre plusieurs fois, soit qu’elle vienne le chercher pour une promenade dans le parc, soit qu’elle lui fasse demander de la rejoindre dans son domaine du Laboratoire. Mais chaque fois, c’était la même chose : elle était d’abord souriante, gaie, presque coquette puis, brusquement, elle se fermait, s’écartait de lui, prétextait un travail urgent à faire, le renvoyait pour, deux ou trois heures plus tard, rechercher à nouveau sa présence. Attractions et répulsions successives, ces alternances entre l’éveil inconscient du désir et la réaction de la barrière psychique étaient de plus en plus significatives ; le conditionnement de Nâo était imparfait. Son esprit approchait du point critique au-delà duquel tout était à craindre… ou à espérer. D’un côté, le pouvoir de suggestion de Karel, bien qu’il ne s’exerçât pas volontairement, jouait. Toutefois il n’était qu’un catalyseur : la vague de fond qui montait peu à peu invisiblement était faite de toute la masse de refoulements antérieurs. C’était l’âme elle-même qui souhaitait et refusait à la fois sa libération. Le jour où elle submergerait et pulvériserait la digue, l’avertissement de Frann ne devrait pas être négligé.

 

Lorsqu’enfin, vers la septième semaine, l’inévitable se produisit, ce fut d’une façon dramatiquement imprévisible et peu s’en fallut qu’il ne tourne vraiment au tragique. Tout en demeurant dans une prudente expectative, Karel réalisait que l’instant de dénouement était proche. Il l’attendait fiévreusement. Malheureusement, faute de pouvoir lire dans le cerveau de Nâo, certains faits pourtant d’une redoutable gravité lui avaient échappé. Il ignorait par exemple que, deux nuits auparavant, la jeune femme, à bout de résistance, était venue dans son appartement où, bien entendu, elle ne l’avait pas trouvé. Elle l’avait cherché un moment du côté de la plage puis, l’inhibition reprenant ses droits, elle était rentrée chez elle. La nuit suivante, l’irrésistible pulsion s’était manifestée à nouveau ; mais en constatant que le Terrien avait encore découché et après avoir inutilement exploré le parc, ses soupçons s’étaient éveillés. Comme elle était au courant de l’existence de Frann et de son dossier médical, elle n’avait pas été longue à réaliser que le Terrien et l’« idiote » pouvaient avoir entre eux un certain point commun. Elle s’était alors souvenue que, dans chacun des bungalows du Centre d’isolement, une caméra de télévision était dissimulée dans un angle du plafond ; on ne s’en servait que pour des malades sujets à des crises susceptibles de mettre leur vie en danger, mais habituellement elles étaient toujours inactivées.

Un relais permettait à Nâo de brancher son écran sur le circuit. Elle ne s’y était décidée qu’après une pénible lutte intérieure et l’image qui s’était matérialisée devant elle avait été un choc d’une violence presque insoutenable. Pendant de longues minutes, elle était demeurée hagarde, littéralement hypnotisée puis, écrasant sauvagement l’interrupteur, elle s’était jetée sur son lit, secouée de sanglots convulsifs. Quand la crise fut passée, elle resta jusqu’à l’aube incapable de trouver le sommeil. Ce qu’elle avait vu continuait sans cesse à se dérouler sur l’écran de ses paupières comme un film dont les deux extrémités seraient soudées en une grande boucle ; en même temps, peu à peu, son instinctif mouvement de révolte s’apaisait, un singulier émoi envahissait les fibres de sa chair. Une onde chaude et insidieuse l’amollissait tout entière.

L’incompréhensible attraction que, depuis le premier jour, elle éprouvait pour Karel était donc un appel inconscient vers cela, vers cette joie transfigurante dont maintenant encore il lui semblait ressentir l’incroyable irradiation ? Sous cette hypnotique répétition de la troublante scène, la barrière s’effritait, le seuil de la libération s’entrouvrait.

Nâo était maintenant physiquement consciente de son désir. Elle savait d’où émanait la force qui la poussait vers son hôte. Elle était prête à cesser de se défendre, à se soumettre à cette vague brûlante qui l’emportait. Ce qu’elle découvrait ainsi en elle la terrifiait mais cette angoisse même ne faisait qu’accroître son désir. Ni race ni loi ne pourraient l’arrêter. Ces obstacles avaient cessé d’exister à ses yeux. Seulement il y en avait un autre : Frann. C’était auprès d’elle que Karel avait été chercher ce qui était pourtant si près de lui… Ce qu’elle-même, Nâo, n’avait compris que trop tard, elle pouvait le lui donner ! Mais rien n’était perdu. Elle en était sûre. Il suffisait que l’autre ne soit plus là.

Pas la tuer, bien sûr ! La vie est chose sacrée, même lorsqu’il s’agit d’une malade incurable. Non. Il suffirait de lui injecter une drogue qui anesthésierait partiellement son système nerveux central, la plongerait dans un état de semi-catalepsie. Puis on la transporterait ailleurs, très loin, dans un asile où elle mènerait une existence végétative, sans souffrance…

Nâo attendit patiemment le début de l’après-midi, sachant qu’à ce moment Karel avait l’habitude de faire une heure de sieste. Se glissant de l’extérieur au niveau de la fenêtre, elle s’assura au travers de la glace qu’il était étendu sur son lit, les yeux fermés. Elle revint dans son bureau, pressa un contact sur un tableau mural. Ressortit, prit la route qui rejoignait celle du Centre d’Isolement.

 

L’appel qui résonna dans le crâne du commandant fut si aigu et si désespéré qu’il se réveilla instantanément, le cœur battant à tout rompre.

— Karel ! Nâo est ici ! Elle va nous faire du mal ! J’ai peur !

La scène se dessina. Frann, nue, les yeux agrandis de terreur, se réfugiait au fond de la chambre, adossée au mur. En face d’elle, l’Origienne la fixait d’un regard étincelant, visage dur, dents serrées. Dans sa main luisait un objet que Karel reconnut aussitôt : un injecteur percutané.

Envahi d’une angoisse inexprimable, le Terrien bondit vers la porte, pressa le bouton. Le panneau ne bougea pas, la serrure était bloquée ; Nâo avait pensé à tout. Il prit son élan, se rua sur le battant sans même réussir à l’ébranler. Là-bas, le fauve faisait un pas, un autre, approchait de sa proie, dans un instant tout serait fini. Et Karel ne pouvait rien faire sinon assister impuissant au drame ! Rien ! Pourquoi ne se trouvait-il pas dans cette chambre, prêt à empoigner cette main menaçante, à l’empêcher d’accomplir son geste fatal ? Pourquoi ?

C’était pourtant si simple… A la fraction de seconde même où la question avait surgi dans son esprit, la réponse avait suivi. Karel n’était plus dans le laboratoire, il était dans le bungalow. Ainsi qu’il l’avait voulu de toutes les forces de sa volonté, il refermait ses doigts sur le mince poignet de Nâo, lui arrachait l’injecteur qu’il broyait sous son talon ; il repoussait si violemment l’Origienne qu’elle roula sur le sol, ne bougea plus. Suffocante de joie, la jeune fille se jeta dans ses bras.

— Mon Karel ! Tu es venu ! Tu dormais et tu es là !

Il étreignit passionnément le mince corps doré qui se blottissait éperdument contre lui, baisa longuement la bouche tendue vers son visage. Puis se redressa, promena sur le cadre familier de la pièce un regard où la stupeur cédait rapidement la place à une lueur de triomphe.

— C’était si facile et je ne le savais pas…, murmura-t-il. Il a fallu que tu te trouves sous la menace d’un terrible danger pour que je le découvre ! Nous savions pourtant que nous étions capables de déplacer des objets par notre seule force psi. Nous déplacer nous-mêmes devait logiquement être tout aussi possible. J’ai désespérément voulu te protéger. Quelque chose s’est brusquement libéré en moi et le miracle est devenu réalité ! La téléportation… Au fond, ce n’est qu’une autotélékinésie instantanée qui ignore les obstacles matériels… Et dire que, sans ce drame imprévu, je n’aurais jamais soupçonné que nous recelions en nous de pareilles possibilités.

— Tu crois que moi aussi ?

— Sans aucun doute ! Tu le découvriras sûrement bientôt. Pour l’instant, ce que j’aimerais savoir, c’est le mobile qui poussait Nâo. Elle voulait te tuer, n’est-ce pas ?

Frann baissa les yeux sur le corps toujours allongé et immobile à leurs pieds.

— Certainement pas. Mais c’était sans doute encore pire. Je l’ai senti quand elle est entrée et s’est dressée devant moi, farouche, menaçante. Elle voulait anéantir mon cerveau, faire de moi moins qu’une bête : un mannequin vide, sans pensées, une larve qu’elle aurait définitivement murée quelque part dans sa nuit !

— C’est de la démence ! Elle est devenue folle !

— Exactement, mon trop beau Karel. Folle de toi ! Ce que tu appelles la barrière du conditionnement a fini par céder. Elle était trop imparfaite, trop fragile pour pouvoir plus longtemps résister à la poussée de son désir inconscient. Un désir qui avait été éveillé par le tien, qui s’en nourrissait, que ta présence rendait à chaque instant plus fort. Quand elle a commencé à comprendre ce qui se passait en elle, elle a dû découvrir aussi que tu venais me retrouver ici. Elle nous a peut-être espionnés… Imagine alors ce qu’a pu être pour elle la bouleversante vision de nos deux corps enlacés sur ce lit ! L’irrésistible image du merveilleux péché ! Seulement, pour pouvoir connaître de pareilles extases, il fallait que ce soit elle qui soit entre tes bras et par conséquent que je n’y sois plus.

— Te supprimer pour prendre ta place… Quelle criminelle stupidité !

— C’était plutôt le raisonnement simpliste et puéril de l’ignorance. Songe qu’elle vient seulement de prendre conscience de sa propre sensualité. Comment pourrait-elle imaginer que le plaisir sexuel n’est pas égoïstement unilatéral, qu’il n’est pas seulement reçu mais aussi donné ? Et qu’il ne fait que s’enrichir en se partageant ?

— Tu veux dire qu’elle était sur le point de découvrir l’amour par le mauvais bout ? Celui de la jalousie ? sourit le Terrien.

— Mets-toi à sa place ! Elle vient seulement de naître ! Elle a tout à apprendre…

— Pour commencer, il faudrait la ranimer. J’espère qu’elle ne s’est pas assommée dans sa chute…

— Non. Elle respire normalement. Ce n’est pas ton geste qui l’a mise dans cet état, c’est la violence de ta projection psychique. Elle est en état d’hypnose, nous pourrons la réveiller quand nous le voudrons. Mais pas tout de suite ! Je crois que l’occasion est bonne pour terminer ce qui a commencé de la seule façon qui la libérera vraiment. Laisse-moi faire, je vais essayer…

Se penchant sur la gisante, la jeune fille ordonna d’une voix claire.

— Nâo ! Tu m’entends ?

L’Origienne n’eut pas le moindre tressaillement. Ses paupières demeurèrent closes et les traits de son visage immobiles. Seules ses lèvres bougèrent.

— Oui. Je t’entends.

— Bien. Tu dois m’obéir. Lève-toi.

Nâo ramena lentement ses jambes sous elle, s’agenouilla, se dressa.

— Déshabille-toi !

D’un geste mécanique, la jeune femme détacha sa ceinture, dégagea les épaulettes de sa robe, la fit glisser à ses pieds. La chemise de toile blanche suivit, puis le petit pantalon de sage pensionnaire qui enfermait pudiquement ses hanches minces de la ceinture aux genoux. Maintenant elle était nue, statue de cuivre immobile dont l’ultime mystère s’abritait encore sous la fauve toison. Karel recula d’un pas pour mieux la contempler. La vive lumière pénétrant par la fenêtre sculptait avec une fascinante précision cette silhouette dont le charme ambigu agissait intensément sur lui. Bien qu’un peu plus grande que Frann et, il le savait, plus âgée de quelques années, elle semblait physiquement avoir à peine atteint le seuil de l’adolescence. La désexualisation, même incomplète, avait nettement freiné le développement de sa féminité : les seins aux aréoles sombres n’étaient encore qu’une tendre promesse et si la courbe des fesses et la rondeur des cuisses avaient déjà atteint un galbe émouvant, celles des hanches ne s’affirmaient que timidement. A côté d’elle, la jeune fille paraissait être l’aînée ; toutefois Karel se souvenait que la première fois où il l’avait vue, la différence était moins accusée. Sept semaines avaient suffi pour que la fleur s’épanouisse, qu’elle devienne adorablement femme dans toute sa chair. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Nâo ? La fonction crée l’organe, la caresse modèle la statue.

— Allonge-toi sur le lit !

Toujours mue par la même obéissance automatique, elle fit ce qui lui était commandé. Quand elle s’étendit sur le dos, un involontaire soupir gonfla sa poitrine. Par un réflexe venu du plus profond de son inconscient, ses jambes s’écartèrent légèrement, son ventre se creusa. Mystérieusement, la gisante se transformait en offrande… Frann tourna la tête vers Karel.

— Quitte aussi tes vêtements, émit-elle silencieusement. C’est à toi d’agir maintenant. Sois avec elle comme tu l’as été avec moi la première fois, davantage encore si tu le peux. Tout dépend de toi… Quand le moment sera venu, je la réveillerai…

Au début, ce fut pour Karel une épreuve étrange et presque révoltante que de s’étendre auprès de ce corps inerte et de frôler cette chair tiède mais encore insensible et passive. L’impression de violer la pudeur innocente d’une belle endormie incapable de se défendre. Mais peu à peu cette peau douce s’animait de longs frémissements, les pointes des seins juvéniles durcissaient, les reins se soulevaient, les cuisses s’écartaient davantage. A peine perceptible d’abord, un faible gémissement filtrait des lèvres qui s’entrouvraient, montait, devenait un râle sourd. Les baisers de l’homme glissèrent avec une insidieuse lenteur, atteignirent leur but, se collèrent à une chair brûlante et moite. A partir de ce moment, tout parut se brouiller dans son cerveau, il ne savait plus à qui appartenaient ces jambes qui l’enserraient nerveusement, ce sexe qui aspirait sa bouche comme une ventouse. A Nâo ou à Frann ? Laquelle se convulsait maintenant sous la torturante emprise ? Toutes les deux ?…

Il était arrivé à la limite, le désir était trop impérieux. Elle – ou elles ? – était maintenant tout entière sous lui. A lui… Le râle se changea en clameur vibrante, une double clameur, une explosion de joie suprême. Et ce fut seulement alors qu’il vit que les yeux de Nâo étaient grands ouverts, irradiés d’une lumière incandescente, qu’ils le voyaient.

— Karel !… gémit-elle. Qu’as-tu fait de moi ?… Qu’est-ce qui m’arrive ?…

Perceptible pour lui seul, la voix de Frann lui parvint en même temps. Une voix éblouie et vibrante de passion.

— Nous avons réussi ! J’en suis sûre, sûre ! J’ai ressenti tout ce qu’elle ressentait. La même volupté était en moi comme en elle !… Il n’y a plus de barrière ! Ne la quitte pas surtout, ne te détache pas ! Il faut qu’elle réalise que la joie ne meurt jamais, qu’elle se renouvelle… Il faut que la merveilleuse extase déferle encore et qu’elle l’éprouve toute seule, sans mon aide, pour qu’elle devienne définitivement elle-même. Cette fois, je ne serai plus seulement elle mais toi en même temps. Nous l’entraînerons avec nous hors de ce monde absurde qui ne pourra plus jamais être le sien…

Cette deuxième ascension vers l’extase dura beaucoup plus longtemps que la première ; la sensualité de Nâo n’était plus directement liée à celle de Frann qui devait en quelque sorte prendre conscience de sa réalité physique et psychique. Découvrir que les lourdes chaînes du comportement artificiel étaient brisées et qu’elle était capable d’ouvrir ses ailes pour prendre son essor. Pendant d’interminables minutes, elle demeura crispée, impuissante et douloureuse à la fois, tentant même par moments de repousser ce corps qui pesait sur elle, cette chair inexorablement plantée au cœur de la sienne comme une transfixiante flèche de feu vivant. Enfin les ultimes défenses paralysantes cédèrent, les derniers antiréflexes inhibiteurs se désintégrèrent et, convulsée, écartelée dans un spasme surhumain, Nâo resexualisée devint femme.

Bien que les deux étapes de la révélation libératrice aient réduit d’autant l’intensité du choc psychophysiologique, la jeune femme mit assez longtemps pour reprendre contact avec le réel mais ses yeux, quand ils se rouvrirent, étaient pleins d’un indicible émerveillement. Ils se fixèrent sur ceux de Karel qui s’était doucement redressé, glissèrent vers ceux de Frann dont le visage s’inclinait vers le sien. A tous deux elle offrit le même sourire extasié puis son regard s’abaissa vers son propre corps étalé dans son impudique pose, le contempla comme si elle le voyait pour la première fois.

— C’est moi ?… murmura-t-elle.

Elle s’interrompit quelques secondes, haletante puis, brusquement, tendit les bras vers le couple.

— Merci ! Merci de me l’avoir donné, ce corps… Je ne savais pas qu’il renfermait les sources d’un bonheur tellement inouï ! Et c’est toi, le dieu venu d’un autre monde, qui me fais ce merveilleux cadeau ! Toi aussi, Frann… Tu participais à cette prodigieuse révélation, n’est-ce pas ? Tes sens aidaient les miens à sortir de leur long sommeil ? Tu me faisais pareille à toi… Quand je pense à ce que j’allais…

— Il ne faut pas…, interrompit tendrement la jeune fille. La Nâo d’hier n’existe plus ; elle n’avait rien de commun avec celle qui vient de naître. Nous sommes maintenant toutes deux pareilles ; sauf pour l’intelligence, naturellement ! Nous sommes mieux que sœurs, puisque désormais ta chair et ma chair sont celles de Karel.

— Je ne veux plus jamais te séparer de lui…

Plus jamais le quitter ! Mais comment un pareil partage serait-il possible ?

— Pourquoi parles-tu de partage ? sourit le Terrien. Frann a raison. Désormais nous serons trois au lieu d’être deux, mais tu découvriras bientôt que, dans l’amour, nous ne serons toujours qu’un…